Le
président rwandais a provoqué une grave crise diplomatique en accusant Paris d'avoir
participé au génocide de 1994. Retour sur les faits.
a France doit "regarder la vérité en face"
sur le génocide rwandais. Ces mots d'une rare sévérité sont de Louise
Mushikiwabo, ministre rwandaise des Affaires étrangères. Vingt ans après le
génocide, qui a fait 800 000 morts, les plaies sont toujours vives au Rwanda. En témoigne la sortie peu diplomatique du
président Paul Kagame, qui a accusé vendredi les soldats français d'avoir été
"complices certes", mais aussi "acteurs" du massacre des
populations tutsi entre avril et juillet 1994, provoquant une grave crise entre
les deux pays.
Qu'est-il arrivé le 6 avril
1994 ? Pourquoi les Tutsi ont-ils été visés ? Et pourquoi la France se
retrouve-t-elle sur le banc des accusés ? Retour sur l'histoire mouvementée du
Rwanda.
La
genèse d'un génocide :
Depuis son indépendance en
1962, le Rwanda vit au rythme des violences entre ses communautés hutu et
tutsi. Bien que les deux parlent la même langue et cultivent les mêmes
croyances, elles n'ont pas été traitées de la même manière par le colon
allemand. Au début du XXe siècle, les Allemands considèrent les Tutsi comme
supérieurs génétiquement aux Hutu. Des considérations reprises à leur compte
par les Belges qui, lorsqu'ils héritent de la colonie après la Seconde Guerre
mondiale, privilégient les Tutsi dans l'accès à l'école et à l'administration.
Pourtant majoritaires, les Hutu se retrouvent relégués aux activités
subalternes.
La donne change après
l'indépendance. Composant 85 % de la population rwandaise, les Hutu s'emparent
de fait du pouvoir et entament l'élimination de leurs compatriotes tutsi. Des
milliers d'entre eux sont envoyés dans des camps tandis que les autres fuient
dans les pays limitrophes. C'est en Ouganda qu'est créé en 1987 le Front
patriotique rwandais (FPR), la rébellion tutsi armée par Kampala. À sa tête, le
futur président Paul Kagame. Trois ans plus tard, le FPR lance l'offensive sur
Kigali.
Un scénario que la France,
alliée du régime hutu du président Juvénal Habyarimana, voit d'un très mauvais
oeil. Hors de question, à Paris, de laisser son espace d'influence francophone
tomber entre les mains d'"étrangers" ougandais, qui plus est
anglophones (la France n'hésitera d'ailleurs pas à évoquer un "complot
anglo-saxon"). Peu importe si le président rwandais Habyarimana, à la tête
du pays depuis 1973, dirige le pays d'une main de fer avec un parti unique basé
sur une idéologie promouvant la supériorité hutu. Face à l'offensive rebelle
tutsi, la France lance en 1990 l'opération Noroît, rappelle Le Nouvel Observateur. Paris
envoie près de 4 000 de ses militaires au pays des Mille Collines pour protéger
les ressortissants européens. Il s'agit, en réalité, d'aider l'armée rwandaise
dans sa lutte contre le FPR.
En parallèle, la France pousse
le président Habyarimana à l'ouverture politique et à la réconciliation
nationale. Ce dernier signe en août 1993 les accords d'Arusha, en Tanzanie,
prévoyant un partage du pouvoir avec les Tutsi ainsi que le départ des troupes
françaises. Une trahison aux yeux des extrémistes hutu, nombreux au sein de
l'appareil d'État.
L'assassinat
du président Habyarimana : l'étincelle
Le 6 avril 1994, le président
rwandais Habyarimana rentre d'un sommet régional en Tanzanie, où il a accepté
la mise en place des institutions de transition prévues par les accords
d'Arusha. Pour regagner le Rwanda, il utilise son jet personnel, un Falcon 50
offert par la France et piloté par un équipage français. À sa descente en
direction de l'aéroport de Kigali, l'appareil est touché par deux missiles. Le
Falcon présidentiel s'écrase, ne laissant aucun survivant.
Pour le juge antiterroriste
Jean-Louis Bruguière, saisi après une plainte déposée par la fille d'un des
pilotes français, les tirs sont l'oeuvre de membres du FPR. En novembre 2006,
il recommande des poursuites contre Kagame devant le Tribunal pénal
international pour le Rwanda pour sa "participation présumée" à
l'attentat contre Habyarimana. Une théorie remise en cause en 2012 par son
successeur, le juge Marc Trévidic, qui affirme que les missiles n'ont pu être
tirés que de la colline de Kanombe, alors occupée par les forces armées
rwandaises. Toutefois, le magistrat se garde bien de déterminer l'identité des
coupables.
Une chose est sûre, dès la
nouvelle de l'accident, l'armée rwandaise et les redoutables milices hutu Interahamwe,
proches du pouvoir, se déploient à Kigali. En un temps record, la capitale
rwandaise est quadrillée. Le massacre peut commencer. Officiellement, il s'agit
de venger le président disparu. Mais il apparaît par la suite que les violences
ont été soigneusement préparées, des listes de victimes ayant même été établies
au préalable par les autorités.
Méthodiquement, chaque maison,
église ou école est fouillée de fond en comble. Sans distinction, des civils
tutsi - y compris les femmes et les enfants - ainsi que des Hutu modérés,
favorables aux accords d'Arusha, sont déchiquetés à la machette. Des exactions
favorisées par le discours de haine diffusé pendant des mois sur les ondes de
la radio des Mille Collines, surnommée "Radio machette". Pendant ce
temps, près de 90 % des soldats de la mission des Nations unies pour
l'assistance au Rwanda (Minuar) quittent le pays.
La
France intervient
Le 8 avril, les forces
françaises lancent l'opération Amaryllis : 500 parachutistes français sont
déployés pour évacuer les ressortissants occidentaux, réfugiés dans l'ambassade
de France de Kigali. La représentation française abrite également Agathe
Habyarimana, la veuve du président assassiné, ainsi que des dignitaires
extrémistes hutu, tous du voyage pour Paris. Étrangement, c'est dans cette même
ambassade que se tiennent les premières rencontres du gouvernement intérimaire,
dont les membres adhèrent tous au courant suprématiste Hutu Power. Trois
semaines plus tard, affirme le Nouvel Observateur, deux des
dirigeants les plus influents, Jérôme Bicamumpaka et Jean-Bosco Barayagwiza,
sont reçus à Paris par le président Mitterrand en personne.
À l'époque, la France refuse
de parler de "génocide", estimant que des massacres ont été commis
des deux côtés. Il faudra attendre le 18 mai pour qu'Alain Juppé, alors chef de
la diplomatie française, prononce pour la première fois le mot tabou. Cela
n'empêche pas le gouvernement français d'accueillir à nouveau des responsables
rwandais, cette fois des officiers en quête d'armes, en dépit de l'embargo
décidé par l'ONU. Premier ministre à l'époque, Édouard Balladur assure aux
journalistes Benoît Collombat et David Servenay* qu'aucune livraison
"officielle" n'a été effectuée, mais n'écarte pas, en revanche,
l'idée que d'autres canaux aient été utilisés.
Sous mandat de l'ONU, la
France lance le 22 juin 1994 l'opération Turquoise, une mission officiellement
à but humanitaire. Si l'intervention de quelque 2 500 soldats français permet
de sauver des milliers de vies tutsi, elle n'empêche pas pour autant la
poursuite des massacres. Avertie du risque de nouvelles tueries dans les
collines de Bisesero, l'armée française attend trois jours avant d'agir. Il est
déjà trop tard : près d'un millier de Tutsi sont déjà morts. Pour les rebelles
du FPR, l'opération Turquoise a avant tout servi à exfiltrer vers le Zaïre
voisin nombre de coupables hutu face à l'avancée des troupes rebelles. Le
génocide rwandais prend officiellement fin le 5 juillet 1994, à la faveur de la
prise de Kigali par les forces du FRP de Paul Kagame. En trois mois, 800 000
personnes, essentiellement des Tutsi, ont été massacrées.
Les résultats de
l'enquête
En Belgique, l'ex-puissance
coloniale, qui disposait au Rwanda d'un contingent de Casques bleus, la commission d'enquête du Sénat ne se défile pas. Elle établit en 1997 des responsabilités au
sein de l'ONU, de la communauté internationale, des autorités et de l'armée
rwandaises ainsi que des autorités politiques et militaires belges dans le
génocide. D'après le rapport, les massacres ont été planifiés par des personnes
proches des dirigeants rwandais de l'époque. Surtout, Bruxelles présente ses
excuses à Kigali.
Ce n'est pas le cas de la
France, qui, en 1998, est exonérée par une mission d'information parlementaire.
Le rapport souligne en revanche "une erreur globale de stratégie" sur
le Rwanda ainsi que des "dysfonctionnements institutionnels". Cela
n'empêche pas, en 2005, des rescapés rwandais de porter plainte contre l'armée
française pour "complicité de génocide", provoquant l'ouverture d'une
information judiciaire à Paris. En outre, la France refuse toujours de
déclassifier les documents "secrets-défense" relatifs à la présence
française au Rwanda.
Le premier procès lié au
génocide s'est tenu en février à Paris et a abouti à la condamnation à 25 ans de prison de l'ancien capitaine rwandais Pascal
Simbikangwa. Un verdict salué par le
président Paul Kagame.
Les
langues se délient
Vingt ans après le génocide, Guillaume Ancel, un ancien officier français engagé en 1994 au Rwanda,
conteste le caractère officiellement "humanitaire", au moins à ses
débuts, de l'opération Turquoise.
"Je suis parti avec l'ordre d'opération de préparer un raid sur Kigali.
Quand on fait un raid sur Kigali, c'est pour remettre au pouvoir le
gouvernement qu'on soutient, pas pour aller créer une radio libre",
affirme l'ancien officier de l'armée de terre sur la radio France Culture.
L'ex-militaire
affirme avoir ensuite reçu, entre le 29 juin et le 1er juillet, un autre ordre,
qui "était d'arrêter par la force l'avancée des soldats du FPR". . Selon lui, la France aurait ensuite continué
à soutenir le gouvernement génocidaire rwandais et son armée en rendant, vers
la mi-juillet, "à ce qui restait des forces armées rwandaises les dizaines
de milliers d'armes" que les militaires français avaient confisquées dans
la zone humanitaire. "On a clairement été à l'origine d'une continuation
des combats qui a duré pendant des années, qui a fait de nouveau des centaines
de milliers de morts", souligne-t-il.
De son côté, l'ancien ministre
français des Affaires étrangères Bernard Kouchner refuse de croire que des
"troupes françaises ont elles-mêmes assassiné à la main quelques
Tutsi". Il se dit toutefois "sûr" que tout a été préparé avec le
consentement "illicite, implicite" de l'armée française. Quant à Paul
Quilès, qui a dirigé la mission d'information parlementaire sur le Rwanda, il
qualifie d'"ignominieuses" les accusations portées par Paul Kagame
contre la France. "Il faut revenir à l'histoire, souligne-t-il dans une
interview à la radio RTL. La France a été le seul pays à cette époque à
demander une intervention internationale." "De l'avis de l'Union
africaine", l'opération française Turquoise "a sauvé au moins 15 000
Tutsi". Pour Paul Quilès, qui dénonce le "régime autoritaire" de
Kigali, "Paul Kagame est actuellement en difficulté au plan international
et il essaie de détourner l'attention".
En effet, le président
rwandais est accusé, y compris par son proche allié américain, de profiter du
sentiment de culpabilité de la communauté internationale sur le génocide pour
déstabiliser l'est de la République démocratique du Congo ou d'assassiner des
dissidents rwandais réfugiés en Afrique du Sud sans être véritablement
inquiété.
* Benoît Collombat et David
Servenay, auteurs de Au nom de la France. Guerres secrètes au
Rwanda (éditions la Découverte, 2014).
Source: lepoint.fr
Source: lepoint.fr
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